La Pooorte !
Louise pressa le pas et s’éloigna un peu plus loin dans la rue, jusqu’au premier bar au coin du carrefour. C’était un de ces bars à l’ancienne, un de ces survivants qui de plus en plus laissaient leur place à des cafés à la déco plus tendance, au verre de vin à 5 euros, aux plats du midi salé-sucré, aux murs repeints en parme et ardoise (peinture à pigments naturels), aux serveuses et serveurs étudiants en jean taille basse et baskets vintage. Ce survivant là méritait pleinement son titre de « rade » : zinc en cuivre brillant, tables en formica rouge, chaises en bois aussi fatiguées que les banquettes en moleskine bordeaux qui leurs faisaient face. Les serveurs devaient tous avoir 30 ans d’ancienneté, le plus jeune étant le chien du patron qui se traînait doucement d’un coin à l’autre du comptoir, semblant traîner un ennui sans fin.
Louise poussa la porte, et alla s’asseoir à une petite table installée le long de la devanture. « La poorte » beugla un des rares mais certainement fidèle pilier de bar, attardé –déjà- à cette heure matinale devant son cinquième ou sixième blanc limé. La porte qu’avait poussé Louise devait jouer, elle ne se refermait plus. Louise allait se lever pour la refermer quand un serveur arrêta son geste :
- « Laissez ma p’tite dame, je vais aller refermer. Qu’est ce qu’on vous sert ?
- Un chocolat chaud s’il vous plaît.
- Henri ! Un chocolat chaud pour la demoiselle ! Fait pas chaud hein ? » dit il en refermant la porte d’un coup d’épaule.
Louise posa le petit paquet enveloppé de papier kraft devant elle. Et elle commença à le déchirer au moment ou le serveur lui apportait son chocolat. A l’intérieur, un livre et rien d’autre : La Cerisaie de Tchékov. Qu’est ce que ça voulait dire ? Louise n’y comprenait rien. Pourquoi Titi l’avait il envoyé chez le Grand Argentier récupérer un livre quelques semaines avant de mourir. Ca n’avait aucun sens, et ce livre encore moins. Et ce n’était pas tout… Louise ressortit la courte lettre que Titi lui avait écrite. Au verso de la feuille il y avait une série de chiffres, incompréhensibles… et maintenant ce livre. Elle le feuilleta rapidement, à la recherche de quelque chose, une feuille entre les pages, des signes, quelque chose qui aurait pu l’aider à comprendre, un message, une indication. Mais rien. Juste La Cerisaie, que Louise n’avait jamais lu. Elle ignorait que Titi lisait de la littérature russe. A vrai dire elle ignorait que Titi ait continué à consacrer un peu de son temps à lire. Elle l’imaginait bien plus en train de fabriquer indéfiniment ses combines, comme une extension adulte des blagues qu’il ne cessait jamais d’inventer pendant leurs adolescences.
- « La pooorte ! »
Le grognement renouvelé du pilier de bar sortit Louise de sa rêverie songeuse. Devant elle se tenait l’homme qui venait d’entrer, déclenchant l’ire de l’habitué qui ne devait pas être accoutumé à tant de traffic dans « son » bar. Sans façon l’homme tira la chaise face à Louise, et s’assit :
- Bonjour mademoiselle.
Interloquée, Louise s’entendit répondre un « On se connaît ?» un peu hasardeux.
- Ne vous inquiétez pas mademoiselle, je veux juste vous parler un instant. A propos de ce paquet ajouta t’il en montrant du doigt le livre de Tchékov et son emballage en papier kraft.
- … ?!... Mais qui êtes vous ? Et que voulez-vous ?
- C’est sans importance. Je vous le répète, je veux juste vous parler un instant. Répéta t’il posément une nouvelle fois.
L’homme devait avoir une cinquantaine d’année, le cheveux rare, l’embonpoint naissant, une allure et des vêtements passe partout, « une tronche à bosser aux impôts » pensa Louise.
- En quoi cela vous concerne monsieur ? répondit Louise.
- Moi ça ne me concerne pas. C’est vous que cela concerne. Je ne suis là que pour vous dire que ce livre n’a aucun intérêt pour vous. Et pour vous conseiller de vous en débarrasser, tout simplement.
- Mais qu’est ce que vous me racontez ! Je crois que vous devriez vous en aller monsieur.
- Ne vous arrêtez pas à cette réaction impulsive mademoiselle. Je vous assure que je ne vous veux aucun ennui. Simplement, il s’agit en quelque sorte d’une erreur voyez-vous ! Ce colis n’a aucune utilité pour vous. A la fin votre ami n’avait plus toute sa tête malheureusement…
Louise le coupa :
- Je ne comprends rien à ce que vous me racontez. Je ne vous connais pas. Vous débarquez comme ça, vous vous adressez à moi sans raison. Alors s’il vous plaît, expliquez-vous ou allez vous-en.
- Bien. Disons simplement que je ne suis venu que pour vous avertir alors. Au revoir mademoiselle.
L’homme se leva, et s’éloigna vers la sortie laissant Louise complètement interloquée. Elle ramassa la lettre, le livre à moitié enfoui dans son emballage kraft, chercha un peu d’argent dans son porte monnaie pour payer son chocolat, un peu énervée.
- « Laaa Poooorte » beugla à nouveau le naufragé du petit blanc arrimé au comptoir, au moment ou l’homme sortait du bar et disparaissait d’un pas rapide dans le carrefour pluvieux.