La Mouette Sur Le Cocotier
Louise était rentrée dans l’appartement qu’elle occupait depuis son retour en France, l’appartement de Betty. Elles s’étaient rencontrées sur leur lieu de travail commun, quand elles étaient étudiantes. Un de ces innombrables boulots à la con qui attendait les étudiants désargentés comme autant de moutons à tondre. Un job de télévendeuse ou le lundi on essayait de fourguer des cuisines équipées, le mardi ou faisait un sondage politique ou pour une boite de com’, le mercredi on demandait à des voyageurs en business class s’ils préféraient un verre de champagne ou de jus d’orange avant le décollage. Ca payait la chambre de bonne, les sandwiches du midi, ou le ciné du vendredi soir.
A cette époque Louise projetait déjà de partir courir le monde, sans savoir encore vraiment comment elle allait s’y prendre. Betty, elle, était bien plus sage. Elle se préparait à devenir dentiste, portait un serre tête sur ses cheveux bruns et raides, des polos Lacoste sur des jupes longues en laine, une paire de lunettes à monture en écaille. Un rêve de Versaillaise… Louise pouvait occuper son appartement pendant au moins un an, ce qui arrangeait bien ses finances malgré le petit pécule qu’elle avait accumulé en prévision de son retour. En échange Betty n’avait demandé qu’une seule chose, prendre soin des plantes vertes. Sa marotte. Betty avait laissé des instructions sur des petites fiches cartonnées accrochées aux pots de terre, aux jardinières et aux serres qui encombraient le petit deux pièces acheté peu après l’obtention de son diplôme de chirurgien dentiste : Nertera Granadensis, Clerodendrum Thomsoniae, Medinilla Magnifica, Sempervivum Arachnoideum… Louise était en passe de faire de grand progrès en botanique.
N’empêche… Quand Louise s’était fait prendre pour avoir appelé 37 fois l’horloge parlante dans la journée, et virée sur le champ, Betty avait été la seule à prendre sa défense face au superviseur du plateau apoplectique qui brandissait son relevé informatisé des appels journaliers en traitant Louise de connasse et de bonne à rien.
Elles avaient été virées toutes les deux séance tenante, et étaient allé fêter ça en buvant quelque chose de fort dans un pub Irlandais. Depuis elles étaient restées amies. Louise était partie à l’aventure à l’étranger, Betty était devenue dentiste un peu envieuse de la liberté que s’octroyait Louise. Le hasard avait fait qu’avant son retour, Betty apprit à Louise qu’à son tour elle allait partir, en Bolivie, et aller de village en village pour enlever les chicots des vieux, poser des couronnes aux adultes, et des appareils dentaires aux enfants.
Trempée par la pluie battante elle alla s’asseoir au petit bureau et entreprit un examen attentif de ses trouvailles :
la Mouette
Les chiffres paraissaient être des séries de 5 chiffres sans rapport entre eux. C’était peut être des références, mais des références de quoi. Le livre ne contenait rien de spécial à part le nom de Trepliev, stabiloté en jaune fluo des sa première entrée. C’était maigre.
Titi n’avait pas tenté de lui passer un message, et d’ailleurs pourquoi aurait il essayé ? Mais alors pourquoi toute cette mise en scène ? Et pourquoi cet homme l’avait il abordé dans ce bar ? L’avait il suivi ? Mais depuis quand et pourquoi ?
Perplexe, Louise s’abîma dans la contemplation du poster géant de plage tropicale et de cocotier qui occupait tout le mur face à elle. La photo avait jauni, le poster avait dû être posé bien avant que Betty n’y emménage. Tout l’appartement avait été repeint, sauf le mur au poster tropical. Louise pensa que Betty avait plus de goût en matière de plantes vertes qu’en déco d’intérieur. Et puis elle se rappela les mots de l’homme dans le bar : « Titi n’avait plus toute sa tête » avait-il dit.
Est-ce-que c’était vrai ? Est-ce que Titi lui aurait fait faire tout ça parce qu’il avait perdu la raison ? Mais alors pourquoi des menaces voilées pour récupérer le livre ? Pourquoi toutes ces complications ?
Et dire que je devrais partir en vacances soupira Louise. Elle attrapa le téléphone et composa le numéro de Franck, le frère aîné de Titi.
- Franck, c’est Louise.
- Salut Louise.
- Je ne te dérange pas ? Ca va ?
- Ca va, les enfants sont couchés.
- Tu sais, Titi m’a envoyé une lettre et un livre. Tu étais au courant ?
- Non. Mais tu sais, il a souvent parlé de toi les derniers jours. Je crois qu’il ne t’avait pas oublié. Il espérait te revoir.
- Oui… Vraiment je regrette d’avoir appris tout cela trop tard. Excuse moi mais est ce que tu as remarqué quelque chose de spécial quand il était à l’hôpital ? Peut être que les médicaments… enfin… euh… Il était peut être très fatigué par les médicaments ?
- Non, non. Il avait toute sa tête, à l’hôpital je me souviens même de la fois ou il a réussi à bidouiller l’électrocardiogramme pour faire une blague aux médecins.
- Ca ne m’étonne pas de lui !
- Oui, j’étais là ce jour là. Le médecin de garde était furax avec l’électro qui faisait des bips dans tous les sens. Heureusement, il y avait cette infirmière qui s’occupait de Titi, une petite Québecquoise… Je crois qu’elle avait un petit faible pour lui. Tiens à propos, elle n’arrêtait pas de lui amener des bouquins. Je n’avais jamais vu Titi lire autant. Ils passaient pas mal de temps à discuter aussi. Tu l’as peut être vue, elle est venue à l’enterrement.
- Ah bon ? Non, je n’en savais rien. On s’est peut être croisée sans savoir.
- Une fille sympa, je me souviens qu’elle m’a dit que les meilleurs médecins devraient être écrivains. Je me demande pourquoi ?
- Pour écrire comme Tchékov ?
- Quoi ?
- Non, ça fait rien. Merci Franck. Merci encore.
- De rien Louise. Si tu peux passes voir les parents, je suis sûr que ça leur ferait plaisir, surtout en ce moment.
Louise fixa le palmier qui s’allongeait au dessus du lagon tropical. Elle avait l’impression que le tronc se balançait doucement au dessus des vagues. "Anton Tchékov" murmura t’elle.